Cela devait être en 1998 c’est-à-dire il y a 20 ans que cette ligne de basse m’a traversé de part en part.
J’étais dans mon appartement de l’époque, sorte d’enclave paisible entre le 5ème et le 13ème arrondissement de Paris et je rangeais, arpentant le long et inutile couloir de ce 40 m2 traversant, comme disent les agences immobilières.
Soudain, une ligne mélodique jaillit dans mon cerveau, s’imposant à moi. Saisie au vol, je la chantai à voix haute et déjà elle m’entêtait.
Je commençais à peine à m’autoriser à composer de la musique jazz. Composer signifiait aussi pour moi écrire une partition… Complexée du solfège par une prof minuscule d’un autre âge qui me tapait sur les doigts et me tirait les oreilles en cours,j’avais, de 4 à 6 ans, enduré 2 années de pipeau soporifique et de solfège académiqueavant d’avoir pu mettre enfin mes mains sur le clavier du piano d’étude. Pourtant mes dîtes oreilles savaient déjà conduire mes doigts sur les touches du pleyel familial, vers des sons qui me passionnaient, guidées par un goût naissant mais certain. J’avais des aptitudes, de l’envie mais … une prof complètement aux fraises, dirais-je aujourd’hui. Une sorte de Mireille, vieille demoiselle à la voix suraiguë, sans son petit conservatoire de talents. Même lorsqu’adolescente je sonnai à sa porte pour mon cours et la dépassai de deux têtes, elle continuerait de m’apeller « mon petit ».
Je garde de Mademoiselle Delaruelle un souvenir tendrement mitigé.
Elle était la seule professeur de ma petite ville, unique détentrice du savoir musical, titulaire des orgues de la cathédrale dont elle jouait fort bien. Alors j’appris avec elle, et suivis le parcours initiatique ordinaire de l’epoque : la méthode rose, l’essor… Bien essorée aux mélodies basiques trop enfantines, je le fus donc moi, qui avait un attrait précoce pour les accords mineurs.
Alors, pour satisfaire mon inclination à la mélancolie et à la rêverie, j’appris à m’évader sans les partitions, à inventer de la musique en improvisant au piano, à être en lien avec mon instrument que je découvris en partie seule, mon ami noir et blanc …
Combien d’entre nous artistes, musiciens ont été traumatisés par un enseignement à côté de la plaque, à côté des êtres, dénué d’empathie ou de sympathie…Il fallait vraiment que j’aime la musique et réciproquement pour que ni l’une ni l’autre, on ne s’abandonne et que je retourne visiter ses bases plus tard.
Mais revenons en 1998 Appartement / Intérieur jour /Couloir/flashback : ligne de basse en boucle et en bouche… Pom pampam padouda pom…
Ma mère dit « la culture c’est ce qui reste quand on a tout oublié… » Et là, dans ce couloir, tout à coup, une intuition me fusille et m’illumine :Cette ligne pourrait coïncider avec ce poème de Paul Valéry… Oui !! Celui de mon anthologie de la poésie écornée: les fleurs de la verte espérance, qui me suivait depuis l’enfance, m’approvisionnait en poèmes à déclamer au conservatoire ( internet n’existait pas en 1987:) , toujours près de mon chevet et que j’ouvrai si souvent.
Je lâchai tout, me dirigeai vers la bibliothèque, saisis le livre. C’était vers la fin d’après mon souvenir, oui, oui, à la fin du livre… Je feuilletai à toute allure et retrouvai le poème à la dernière page !… C’était bien ça , PAUL VALERY LES PAS !!!
La ligne de basse tournoyait dans ma tête en boucle, texte en main, j’improvisai une mélodie que je composai à voix haute, j’avais le couplet !… La forme AABA collait parfaitement … Alors surgit le B , un refrain en 5 temps, ouiiii PARFAIT !
« il y a de l’Afrique dans l’air, il y a de l’air dans les mots, il y a du corps dans les pas ! »
Tout coulait de source, je composai A capella en 10 minutes. Le texte résonnait de façon limpide, comme s’il couvait en moi depuis tout ce temps, et la musique avait jailli dans ce couloir comme on ouvre un robinet. Plus tard, je trouvai les accords au piano et j’écrivis la grille.
La musique est partout, dans les couloirs aussi.
Ce jour là, J’ai composé ma première chanson-poème, la première oeuvre mise en musique de ce Modern Récital qui voit le jour en 2018 sous sa forme piano voix augmenté.Je n’aurai pas imaginé quelle serait le point de départ de ce projet et me donnerait le gout d’en composer tant d’autres.
Il parait qu’il faut de la suite dans les idées, avoir des idées dans une suite de pièces en enfilade fonctionne tout autant…
Cette ligne dès le début je l’entendais jouée par un instrument au timbre grave et chaleureux… une clarinette basse avait fait irruption dans mon imaginaire et dans ce couloir! J’avais découvert ses sonorités grâce à Michel Portal dans les années 90.
C’est plus tard, bien plus tard dans le cadre d’un coaching scénique au grand Zébrock en 2012, que je fis une des rencontres musicale et amicale décisive de ce projet.
Je travaillais avec Louis et Clément Caratini sur le spectacle de Louis. Outre la sympathie de ces joyeux drilles, j’appréciais les chansons et le jeu des musiciens. Nous travaillions à en améliorer l’interprétation.
Puis, pour un morceau, Clément sortit sa clarinette basse et là… The Son ! Après la séance, je lui demandai illico s’il accepterait de venir jouer sur ce morceau, lors de ma prochaine jam.
Il accepta, vint, vit, joua et de fil en aiguille, nous sommes devenus amis.
C’est grâce à lui et à Paul Staïcu dont je vous vanterai les mérites très bientôt, que mes chansons ont été retranscrites avec leur arrangements en partitions dentelles. J’ai composé et j’arrangé toutes mes chansons d’abord seule puis avec Paul, mais l’écriture reste poussive. Il était important pour moi qu’elles existent aussi dans le silence du papier musique, « noires sur blanches ».
L’an dernier, quand je m’interrogeais sur un lieu spécial et chaleureux où enregistrer, nous avons, sur la proposition de Clément, rencontré Patrice Caratini, son père, éminent contrebassiste jazzman et directeur d’orchestre. Nous fûmes accueillis en résidence dans son studio pendant plusieurs jours. Ce furent des conditions idéales. Un bel endroit, une atmosphère familiale gorgée de musique et de gaîté. Le rêve pour travailler en TRIBU ! Un grand merci à toute la famille CARATINI! avec une spéciale dédicace pour Clément.
Clément c’est la ligne de clarinette basse des Pas, une ligne droite indéfectiblement joyeuse, élégante et amicale de ce projet.
Merci infiniment Clément, ton prénom te va bien.
De gauche à droite
Alban, Clément, Patrice, Françoise & Paul
MA CUISINE ARTISTIQUE
Question groove, pour LES PAS J’ai voulu l’Afrique et le souffle grave et sensuel de la clarinette basse. Paul a mis ce grain de tango auquel j’ai ajouté une pincée de Flamenco pour les pas dansés, de cette danse vibrante et sensuelle, l’approche amoureux d’un tendre défi.
Quoi de plus naturel que les castagnettes pour une rythmique hispanophile ? Joël Grare, le mage aux mille percussions, grand ami d’Alban Sautour s’y colla admirablement.
J’avais également pour l’enregistrement cette idée d’un unisson clarinette voix, une partie du Boléro de Ravel en guise de pont, qui pouvait s’adapter avec la ligne de basse. Nous avons préféré juste évoquer « l’esprit du Boléro » dans le chorus de Clément. Hasard ou synchronicités, ceux qui me connaissent ont la réponse … en faisant quelques recherches, j’appris que Paul Valéry et Maurice Ravel étaient amis. Les remettre en vibration dans ce titre est un des fils (sous-en)tendus de ce Modern Récital sur lequel j’aime à glisser pas à pas.